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ENTRETIEN

A propos de «Liens
de sang» de Fabienne Abramovich

Le deuxième film est toujours une étape importante. Comment est-il né?
C'est un besoin très fort, que je ne peux pas forcément expliquer. En tout cas, c'est un processus intérieur suffisamment puissant et profond pour que je lui consacre trois années! C'est toujours ce même processus qui est à l'œuvre dans mon désir de filmer: me pencher sur l'état d'être». Je crois que je suis intriguée par le phénomène de groupe. Qu'est ce qu'on fait ensemble, comment est-on lié? Peut-être aussi que cela révèle chez moi une sorte de besoin de regarder la vie, et ce besoin de la montrer, de garder son essence, sans doute pour retenir ce qui file là devant nous.
Tout au long du tournage de Dieu sait quoi, où j'ai filmé pendant une année un groupe de personnes âgées dans le parc des Buttes Chaumont à Paris, j'ai eu envie de filmer mes parents. Ce n'était pas simple pour ma mère et j'ai mis ce projet en attente sans parvenir à me défaire de cette idée de filmer la famille. J'ai alors pensé à en filmer plusieurs, pour former comme la trame d'un tissu, pour capter tous les âges et différentes étapes de la vie sur une période donnée, en l'occurrence trois ans. Cela me semblait une durée suffisante pour me permettre de suivre une étape.

Comment se prépare un projet comme « Liens de sang » ?
Ca se construit pas à pas. Après un long mûrissement, un jour, j'ai été sûre de mon choix et je suis alors passée à l'acte. J'ai donc pris l'annuaire et j'ai appelé soixante familles vivant dans la cité des Schtroumpfs, toute proche de chez moi. Soixante entretiens téléphoniques qui ont débouché sur une vingtaine de rendez-vous. Certaines personnes m'ont dit d'emblée qu'elles ne souhaitaient pas être filmées, mais qu'elles avaient envie de me rencontrer car ma démarche les intriguait. Quand on est voisin cela crée une confiance organique. À chaque fois, j'ai tout expliqué de ma démarche.
Je n'ai pas cherché à savoir ce que font les gens, leur statut social, ni leur position dans le monde. Ceci n'était pas mon propos. Il s'agissait de saisir l'autre dans sa chair, sa psychologie, sans idée préconçue, sans thèse à illustrer ou point de vue à défendre. La question était de ne pas cataloguer les gens pour laisser ouverte leur histoire à un devenir.
J'ai débuté le tournage en faisant des essais avec les gens intéressés. D'emblée poser les règles du jeu, fixer des codes pour être sûre d'éviter l'intrusion, entendre leurs limites. Très vite se sont clairement dégagées six familles possibles. Cela s'est imposé de part et d'autres. Pour un projet tel que celui-ci le choix doit être réciproque. Eux aussi m'ont choisie. Après le tournage, j'ai gardé quatre familles pour le montage final.

Comment se construit le film entre limites et liberté?
J'ai posé un cadre et nous avons défini très clairement ce qui pour chacun relève de son intimité, ce qui ne doit pas être vu. On a établi des codes: par exemple avec les adolescents nous avions convenu que par principe si la porte de leur chambre est ouverte, ceci signifiait que je pouvais filmer. J'ai établi avec chacun un calendrier et j'ai toujours eu besoin de leur consentement. Au travers des essais se sont déjà esquissées des perspectives, et au bout d'une année s'est dessiné un parcours, un axe clair pour chaque famille. Avec toujours ce cap pour moi- saisir des moments justes, mais sans jamais les clouer à leur histoire comme des papillons. Et pour cela je devais toujours rester très vigilante à éviter les pièges, les clichés.

Pourquoi la « cité» des Schtroumpfs ?
Au début je pensais à trouver un bâtiment particulier, les styles des années 60 m'intéressaient; j'ai aussi envisagé de tourner dans différentes villes, mais je suis revenue à l'unité de lieu: je trouve qu'à l'image, ça fonctionne mieux. Et la proximité était un réel avantage: je pouvais à tout moment m'y rendre. De plus, l'architecture des Schtroumpfs est si particulière, qu'on a l'impression de se trouver dans le même appartement, un appartement qui, de la naissance à la mort, aurait vu défiler toutes les étapes de la vie.

Le lac, la verdure, la neige, le fleuve, le ciel, tu montres une Genève très méditative ?
C'est sans doute par désir d'abstract ion. J'ai souhaité saisir une sensation atemporelle qui est un peu celle du monde de l'enfance, une perception du temps, des saisons, des éléments, qui correspondent à des états intérieurs. Tâcher que ma caméra traduise aussi une qualité particulière du regard, un regard «du dedans», paisible, empathique. Donc, je n'ai pas voulu filmer de voitures, d'embouteillages, de signifiants objectifs. J'essaie de capter ce qu'il y a d'atemporel dans nos vies de tous les jours. On pourrait aussi résumer ça par essayer de chercher à donner une âme au film.

Et dans l'écriture à proprement parler ?
Une construction en puzzle, qui s'échafaude en alternance, sans commentaire, ni interview: personnalités et enjeux familiaux se dévoilent au fil des situations prélevées sur le vif. La progression se devait d'être sensible et non spectaculaire pour construire autour de mini évènements. J'ai privilégié «Ia scène pour la scène» avec un contenu émotionnel afin d'être directement dans le lien. C'est cette épure dans l'écriture que j'ai cherchée. Mais pour y arriver, il fallait être d'accord de perdre, ou plutôt, de prendre son temps. Pour chaque famille, j'ai en moyenne 30 heures de rushes, je devais patienter, collecter. C'est l'outil de la vidéo qui permet cette captation en liberté, impossible avec la pellicule. L'essentiel pour moi est de faire parler l'image, de laisser s'exprimer le sujet filmé, ne pas parler en son nom. Et au niveau du traitement de cette image, j'ai encore coupé le 16/9 en cinémascope, pour qu'il y ait un cadre même sur un écran 16/9. De cette façon, j'abstrais encore plus les corps de leur environnement, pour vraiment les mettre à distance de toute vision «tranche de vie» et autre captation façon «téléréalité». C'est aussi le soin constant apporté à l'image et au cadrage qui contribue, je crois, à tirer le particulier vers l'universel.

Tu filmes avec beaucoup de délicatesse, mais il y a aussi pas mal de rudesse et de conflit dans le film?
La famille c'est le lieu où l'on grandit. Et grandir, c'est se mesurer. L'enfant doit se mesurer, c'est la condition de sa construction. De toute façon il est quasi impossible d'éprouver l'altérité sans conflits. Il s'agit d'une bagarre et c'est le propre de la vie de famille, de l'intimité. C'est la générosité des familles de m'avoir donné ces moments, c'est une grâce pour le film. Mais ce qui est frappant surtout c'est que ça discute beaucoup, les gens se disent les choses, et cela restitue toujours la tendresse qui les unit. Les principes d'éducation ont considérablement changé à partir des années 70.

Peu de pères dans ces familles?
Oui, ils sont absents, pour différentes raisons. Au début cela m'embêtait, mais ceci reflète bien une réalité contemporaine. Il y a beaucoup de familles recomposées, de plus en plus.

Tu as passé trois ans avec ces familles. C'est beaucoup?
Oui, c'est d'ailleurs assez éprouvant. Je n'ai pour ainsi dire pas arrêté de vivre avec le film, avec eux en quelque sorte. Mis à part la première année, j'ai consacré tout mon temps à ça, passant l'essentiel de mes soirées sur le banc de montage. Cela demande une équipe investie et pose évidemment la question de la rentabilité, quand bien même le film s'est fait avec un petit budget. Avec les préparatifs préalables, cela représente presque quatre années. Et quatre ans pour faire un film, cela ne rentre pas dans les logiques de productions du documentaire. C'est aussi un peu épuisant nerveusement, il faut bien le dire! Reste que ce temps est nécessaire. Pour moi, les choses se révèlent à elles-mêmes et se construisent grâce au temps passé avec les protagonistes. Pareillement je dois tourner seule, je ne voulais pas imposer des opérateurs dans les familles. Alors on peut me dire: tu prends trop de temps, mais le temps est indispensable pour filmer les rapports familiaux qui évoluent à mesure que les enfants grandissent. Puis, je crois aussi que cette manière de faire des films demande ce temps-là.

Avant tu étais chorégraphe. Comment as-tu appréhendé ce changement?
Le premier film, Dieu sait quoi, est né du dépassement d'une limite: je voulais faire un spectacle avec des personnes âgées, et pour construire le projet, j'avais décidé de faire des entretiens avec certaines d'entre elles. Au cours de ce processus, je me suis aperçue que c'est un film que je devais faire, pas un spectacle. C'était fou car je devais tout réapprendre! Mais il s'est passé une chose curieuse, dès que j'ai commencé à filmer, j'ai éprouvé un plaisir total, je revivais le désir, la joie de la découverte, de l'apprentissage que j'ai connus avec la danse dans ma jeunesse.
Propos recueillis par
Manon Pulver
Mars 2008